Le Canal de Suez, artère du commerce mondial, traverse une période agitée, tandis que l’itinéraire alternatif via le Cap de Bonne-Espérance refait parler de lui. Au premier trimestre 2025, le trafic de Suez a chuté de près de 50% par rapport à son niveau habituel, conséquence directe des tensions géopolitiques dans la région. En cause : la guerre éclatée en octobre 2023 entre Israël et le Hamas, qui a eu des répercussions jusqu’en mer Rouge. En soutien à Gaza, des groupes houthis au Yémen ont mené de multiples attaques contre des navires marchands fin 2023, rendant la traversée du détroit de Bab-el-Mandeb et du Red Sea périlleuse. Face à ces risques de sécurité et à l’envolée des primes d’assurance (jusqu’à 2% de la valeur du navire, contre 0,7% auparavant), de nombreux armateurs ont pris la décision radicale de détourner leurs bateaux par le Cap. Ainsi, des dizaines de porte-conteneurs et pétroliers ont rallongé leur route de plus de 10 000 km en contournant l’Afrique du Sud, ajoutant une douzaine de jours de transit mais évitant la zone de conflit.
Les répercussions financières pour l’Égypte ont été sévères. Selon le président Sissi, le Canal perdait au plus fort de la crise 800 millions de dollars par mois de recettes. Sur l’année 2024, seulement 13 200 navires ont emprunté Suez, contre plus de 26 000 l’année précédente. Les revenus annuels du canal, qui atteignaient 7,2 Mds $ en 2023, se sont effondrés de 60%, soit un manque à gagner d’environ 7 Mds $. Cette chute libre a mis en difficulté l’économie égyptienne, déjà sous pression, et rappelé la vulnérabilité de Suez aux chocs géopolitiques. Symbole de cette période trouble, le canal ne voyait plus transiter que 32 navires par jour début 2025, contre 75 en temps normal. Les plus grands pétroliers évitaient toujours Suez, de crainte d’incidents ou de blocages.
Depuis, une lente normalisation s’amorce. Un cessez-le-feu entre la faction houthie et l’Arabie saoudite fin 2024, puis l’apaisement relatif du conflit gazaoui, ont permis une réduction des risques en mer Rouge. L’Autorité du canal de Suez (SCA) a indiqué qu’en février 2025, 166 navires ont fait le choix inverse : ils sont revenus de la route du Cap vers Suez dès l’annonce d’une trêve dans la région. Pour accélérer ce retour du trafic, l’Égypte a lancé en mai 2025 une campagne tarifaire promotionnelle : durant 90 jours, les porte-conteneurs de plus de 130 000 tonnes bénéficient d’une réduction de 15% sur les droits de passage. Cette ristourne, couplée à l’accalmie sécuritaire, vise à regagner la confiance des armateurs. Les détours par le Cap allongent les trajets de 8 000 km en moyenne et ont fait flamber les coûts de fret de plus de 100% sur certaines routes, selon la CNUCED. Autant de facteurs incitant à repasser par Suez si les conditions le permettent.
Le gouvernement égyptien ne se contente pas de mesures temporaires : il investit aussi dans l’avenir du canal. La SCA poursuit ses projets d’élargissement et d’approfondissement (notamment la double voie entamée en 2021) pour accroître la capacité et réduire le risque d’incident comme celui de l’Ever Given en 2021. Par ailleurs, l’autorité développe de nouveaux services aux abords du canal : avitaillement en carburant, remorquage de secours, évacuations sanitaires et facilités de changement d’équipage. Des partenariats ont été noués avec des firmes saoudiennes et jordaniennes pour moderniser la construction navale égyptienne et la maintenance portuaire. L’objectif est de renforcer l’attractivité de Suez comme corridor logistique intégré, pas seulement un passage maritime. Enfin, Le Caire insiste sur le concept de sécurité collective dans la région : l’Égypte a appelé à une coalition internationale pour sécuriser la navigation en mer Rouge, afin que plus jamais un conflit local n’étrangle le commerce mondial.
Malgré ces efforts, l’équilibre demeure fragile. Le trafic complet n’est pas encore revenu à son pic. La tentation du contournement par le Cap de Bonne-Espérance restera présente pour les compagnies tant qu’elles jugeront Suez risqué ou trop coûteux. Cette crise aura au moins rappelé l’existence de routes alternatives – bien que plus longues – et relancé le débat sur la diversification des grandes voies maritimes. Le Canal de Suez, qui fête ses 156 ans, saura-t-il tirer les leçons de cette menace sans précédent sur son trafic ? Parviendra-t-il à rassurer définitivement armateurs et assureurs, ou bien le Cap de Bonne-Espérance va-t-il s’installer comme une nouvelle voie de secours durable face aux soubresauts géopolitiques ?