Dr. Ahmed Azough, professeur-chercheur, directeur d’un master en intelligence artificielle à Paris :
Après notre première rencontre au jardin du Luxembourg, nous avons décidé de poursuivre notre dialogue chaque semaine : ouvrir un dossier, refermer une blessure, et essayer de redonner à la fraternité son véritable sens. Cette fois, nous nous sommes retrouvés à la Bibliothèque nationale de France « François Mitterrand », haut lieu de savoir et de culture. Ensemble, nous avons longé la Seine en direction de l’Institut du Monde Arabe, devant la place Mohammed V, ce lieu symbolique de l’unité d’une nation que les conflits ont divisée.
C’était un soir d’automne parisien, de ceux où la chaleur des souvenirs se mêle à la fraîcheur du vent, où les regards bienveillants s’accompagnent de mots prudents.
J’ai hésité un instant, puis j’ai lancé, sur un ton de prise de température :
– Lotfi, que penses-tu de la dégradation actuelle des relations diplomatiques entre l’Algérie et la France ?
Il a ri et a répondu :
– Voilà une question éminemment politique, surtout venant d’un Marocain, Ahmed… Mais soit. Les relations sont effectivement tendues, et ce n’est pas nouveau. À chaque fois qu’un responsable français fait une déclaration sur la colonisation, ou qu’une loi anti-immigration est votée en France, l’Algérie se sent provoquée.
J’ai enchaîné :
– Et que dis-tu du dossier des influenceurs ? Ne penses-tu pas que certains ont franchi les lignes rouges ? Comment un État peut-il tolérer que l’on incite ouvertement à la violence sur son sol ? Et que dire des migrants en situation irrégulière ?
Il haussa les épaules :
– Oui, c’est une partie du problème. Il y a aussi l’affaire des expulsions. Mais à vrai dire, le facteur principal de cette crise, c’est la position de la France sur le Sahara.
Je me suis arrêté un instant, puis j’ai dit :
– Tu veux parler de la reconnaissance implicite de la marocanité du Sahara par Paris ?
Il répondit franchement :
– Oui. La France penche lentement mais sûrement vers le Maroc, et cela irrite profondément l’Algérie. Nous considérons que la France a pris parti contre le détenteur légitime du droit sur le Sahara occidental.
Je souris et rectifiai calmement :
– Le Sahara marocain, Lotfi. On ne l’a qualifié d’« occidental » que lorsque le colonialisme a tenté de démembrer un même corps. Mais dans notre mémoire et notre histoire, il n’a jamais cessé d’être marocain.
Il se mit à rire avec un brin d’ironie :
– C’est vous qui l’avez annexé par la force. Et aujourd’hui vous voulez convaincre le monde d’une réalité que vous avez fabriquée. Tu sais bien que l’ONU ne reconnaît pas votre souveraineté, et que les Sahraouis réclament leur autodétermination.
Je poussai un soupir, puis le regardai longuement :
– Laisse-moi te rappeler quelques faits. Savais-tu que les ancêtres des Sahraouis ont prêté allégeance aux sultans marocains depuis des siècles ? Nous avons des documents remontant au XVIIe siècle : des chefs des tribus des Rguibat, Aït Baamrane et Oulad Dlim y déclarent leur fidélité au sultan, et reçoivent de lui des dahirs pour organiser leurs affaires. En 1767, les Sahraouis ont renouvelé leur allégeance à Sidi Mohammed Ben Abdellah. Elle fut renouvelée à nouveau sous Moulay Abderrahmane et Hassan Ier, qui nommaient des juges, des caïds et collectaient la zakât. Tout cela est conservé dans les archives marocaines.
Ce ne sont pas de simples récits oraux, mais des preuves documentées qui ont été présentées par le Maroc en 1975 devant la Cour internationale de justice. Celle-ci a reconnu qu’il existait des liens juridiques et historiques d’allégeance entre les tribus sahraouies et les rois du Maroc. Certes, elle a aussi dit que cela n’empêchait pas de consulter les populations. Mais qui a dit que le Maroc s’y opposait ?
Il m’interrompit :
– Bien, mais pourquoi n’y a-t-il jamais eu de référendum alors ? Avez-vous peur du résultat ?
Je secouai la tête :
– Au contraire, Lotfi. Le Maroc n’a jamais refusé le référendum lorsqu’il était une option réaliste. Il l’a accepté en 1981 au sommet de Nairobi, et l’a confirmé en 1983 à Addis-Abeba. Le Maroc a même collaboré avec l’ONU dans le cadre du plan de règlement de 1991, sous l’égide de la MINURSO. Mais la mise en œuvre a buté sur une question cruciale : qui a le droit de voter ?
Il me coupa :
– C’est simple : les Sahraouis d’origine, bien sûr.
Je poursuivis :
– C’est plus complexe que ça, Lotfi. L’Algérie et le Polisario voulaient s’appuyer sur le recensement espagnol de 1974, qui ne couvrait que les populations urbaines et excluait des milliers de nomades et de tribus dispersées entre la Saguia el-Hamra, Oued Eddahab et le sud. Le Maroc voulait inclure tous les descendants des tribus sahraouies, y compris ceux de Tindouf et ceux établis dans les provinces du sud depuis des générations. Les contestations se sont multipliées, rendant l’identification impossible. L’ONU elle-même a reconnu cette impasse, et le processus a été gelé en 2004.
Lotfi hocha la tête, puis dit :
– Mais le peuple sahraoui n’a-t-il pas droit à décider de son destin ? N’a-t-il pas droit à un État indépendant pour exprimer son identité et sa culture ? Vous, Marocains, n’avez-vous pas reconnu notre droit à l’indépendance ? Pourquoi refusez-vous aux Sahraouis ce même droit ?
Je le regardai calmement, puis répondis :
– Lotfi, je ne nie pas que les Sahraouis hassanis ont une identité culturelle et linguistique distincte, reconnue d’ailleurs dans la Constitution marocaine. Mais cela justifie-t-il qu’ils soient unifiés dans un seul État ? Les Sahraouis ne sont pas limités à la zone du conflit tracée par le colon, entre Saguia el-Hamra et Oued Eddahab. On les retrouve aussi à Tan-Tan, Tarfaya (que vous ne reconnaissez pas comme marocaines), en Mauritanie (Tiris Zemmour), et dans l’ouest algérien (Tindouf, Béchar). Faut-il redessiner toutes les frontières pour créer un État pour tous les locuteurs hassanis ? Cela ne te rappelle-t-il pas la question kurde ? Un peuple ancien, avec langue et culture propres. Mais redessiner les frontières de l’Irak, de la Turquie, de l’Iran et de la Syrie est impossible. Aujourd’hui, les Kurdes irakiens vivent leur identité avec respect, dans le cadre de l’autonomie. Et c’est précisément ce que propose le Maroc.
Il répondit vivement, avec un ton plus élevé :
– Mais la majorité des Sahraouis – sinon tous – refusent la marocanité et réclament l’indépendance. Et les violations des droits humains au Sahara ? Vous avez connu les années de plomb, les arrestations arbitraires, les disparitions forcées, la répression de l’intifada de Laâyoune en 1987… Toute personne qui brandit un autre drapeau est jetée en prison ! Où est leur liberté ? Leur droit de dire “nous ne sommes pas Marocains” ?
Je souris tristement :
– Je ne nie pas qu’il y ait eu des abus, Lotfi. Le Maroc lui-même les a reconnus. Nous avons connu des moments douloureux, partout dans le pays. Mais nous avons eu le courage de faire face : nous avons créé l’Instance Équité et Réconciliation, reconnu les torts, indemnisé les victimes – y compris des Sahraouis comme Aminatou Haidar et Ali Salem Tamek. Le Maroc est d’ailleurs le premier pays arabe à avoir entrepris une véritable réconciliation nationale.
Il dit d’un ton sceptique :
– Mais ce n’est pas suffisant, Ahmed.
Je répliquai avec assurance :
– Certes. Mais nous avançons dans la bonne direction. Dis-moi, Lotfi : les violations des droits de l’homme – aussi graves soient-elles – justifient-elles la division d’un pays ? Les Kabyles, en Algérie, doivent-ils revendiquer leur indépendance pour cause de marginalisation ? Et les Kurdes en Turquie ? Faut-il redessiner les cartes pour chaque groupe en souffrance ? Le monde deviendrait une mosaïque de micro-États en guerre.
Il médita en silence. Je conclus :
– Les droits humains se réparent par la justice, les libertés, la réconciliation. Pas par le démembrement des nations. Sinon, toute revendication – même fabriquée – pourrait justifier la sécession. Le monde d’aujourd’hui est celui des unions, pas des divisions. Regarde le Soudan du Sud : après le référendum, est-il sorti de la guerre, de la famine, de la pauvreté ? Malheureusement non. Ce qu’il nous faut, Lotfi, c’est unir les rangs, pas les disperser.
Il dit, songeur :
– Je comprends. Mais en Algérie, on a grandi avec l’idée que le Maroc a occupé le Sahara occidental, détruit le rêve de la République sahraouie, et que le Grand Maghreb se compose de six États, dont un est occupé depuis 1975.
Je répondis avec tristesse :
– C’est cela qui fait le plus mal, Lotfi. Le Sahara n’a pas été occupé, il a été libéré par la Marche Verte en novembre 1975. Le Maroc, à la différence de l’Algérie colonisée en bloc, a été morcelé par plusieurs puissances, et sa réunification s’est faite par étapes. La Marche Verte fut une étape historique. Ce n’était pas une invasion, mais une récupération pacifique d’un territoire. 350 000 Marocains, hommes et femmes, ont répondu à l’appel du roi Hassan II, Coran en main, rameaux d’olivier à la main, pour dire au monde : “Le Sahara est marocain.” Tu sais que mon grand-père, le savant soussien Ibrahim Hamidi, y a participé ? Il a parcouru des milliers de kilomètres pour récupérer une partie de sa patrie. Tu sais ce que la télévision algérienne en a dit récemment ? Qu’ils étaient des “mercenaires affamés”… Et la réaction de votre pays à l’époque ? “La marche noire.” Votre président Boumediene a expulsé en décembre 1975 plus de 350 000 Marocains vivant en Algérie. Des hommes et des femmes qui y vivaient depuis des décennies, certains avaient combattu pour l’indépendance de l’Algérie, et ils ont été chassés sans abri, sans biens, sans adieux. Des familles déchirées, des biens confisqués, par pure rancune. Une plaie encore ouverte.
Voilà pourquoi, Lotfi, le Sahara n’est pas pour nous une carte à négocier, mais une part de notre dignité nationale. Les Marocains sont prêts à la défendre jusqu’à la dernière goutte de sang. Ce n’est pas seulement une cause royale. C’est la cause de tout un peuple. L’Algérie perd son temps. Le Maroc est dans son Sahara, et le Sahara est dans son Maroc, jusqu’à la fin des temps.
Il dit avec émotion :
– Peut-être… Peut-être avons-nous exagéré. Mais peux-tu nier que le Maroc a des visées sur les ressources du Sahara, comme le phosphate, le pétrole… ?
Je répondis fermement :
– Lotfi, ceux qui disent que le Maroc est là pour les richesses ne sont jamais allés au Sahara. Le seul gisement de phosphate à Boucraâ ne représente que 2 % de notre production nationale. Le pétrole ? Malgré des dizaines de forages, on n’en a jamais trouvé. Et pourtant, l’État a investi plus de 7 milliards de dollars dans le développement : universités, autoroutes, ports, énergies renouvelables… Sans attendre de retour financier immédiat. Le Maroc ne traite pas le Sahara comme un grenier à richesses, mais comme une partie du pays qu’il faut réparer après des décennies d’abandon colonial. Tu devrais visiter Laâyoune ou Dakhla. Deux joyaux en pleine émergence dans un désert aride : villes propres, sûres, prospères. Ce développement, c’est l’une des raisons pour lesquelles la communauté internationale est de plus en plus convaincue par la position du Maroc. Nous n’exploitons pas le Sahara, nous l’investissons. Parce qu’il est notre fierté, pas notre butin. Et cela, mon ami, n’est pas le comportement d’un colon.
Il conclut :
– Je ne nie pas l’élan de développement au Maroc, c’est évident même pour les étrangers. Mais… n’as-tu pas des visées expansionnistes ? Le parti de l’Istiqlal ne soutenait-il pas une carte du Grand Maroc englobant la Mauritanie, le nord du Mali, l’ouest algérien ? Si l’on vous accorde le Sahara occidental, ne serons-nous pas encerclés ? Et vos prétentions sur ce que vous appelez “le Sahara oriental” ?
Je ris franchement, puis lui dis avec un sourire :
– Ah, Lotfi… Tu as enfin mis des mots sur ce que tu gardais dans ton cœur depuis le début ! Mais laisse-moi remettre cette question à notre prochaine rencontre. Elle mérite une réponse longue : d’histoire, de géographie, et de sensibilité. On consacrera notre prochaine discussion à cette fameuse question du “Sahara oriental” : le Maroc menace-t-il l’Algérie ? Ou bien l’Algérie a-t-elle peur d’un mirage ?
Il me salua, et dit :
– D’accord. Au moins, tu ne fuis pas les questions. Rendez-vous la semaine prochaine pour un nouvel épisode de ce “dialogue différé”.