L’Afrique est le théâtre d’une véritable course aux data centers, reflet de la bataille pour la domination numérique sur le continent. Des capitales régionales comme Lagos, Nairobi ou Casablanca voient fleurir des projets de centres de données de grande envergure, soutenus tantôt par des acteurs locaux, tantôt par des géants mondiaux du cloud. D’après le rapport Africa’s Digital Leap 2025 publié par Heirs Technologies, le continent compte cette année 211 data centers opérationnels, principalement concentrés en Afrique du Sud (49 sites), au Kenya (18), au Nigeria (16) et en Égypte (14). Le Maroc se hisse au 5ᵉ rang avec 8 centres actifs, presque tous à Casablanca. Ces chiffres, en forte progression, témoignent d’une montée en puissance discrète mais réelle des infrastructures numériques en Afrique.
Au Nigeria, moteur économique d’Afrique de l’Ouest, Lagos est devenu un champ de bataille clé. En 2025, plusieurs nouveaux centres y ont été lancés. Le géant américain Equinix y a étendu son campus avec une troisième installation de standard international. Le groupe panafricain Rack Centre a inauguré en mars une extension de 12 MW. De son côté, Digital Realty (n°2 mondial du data center) a ouvert en août un troisième site à Lekki, ajoutant 2 MW de capacité IT pour soutenir la demande locale. Les opérateurs télécoms locaux ne sont pas en reste : MTN Nigeria a lancé la première phase d’un data center de 235 M$ à Lagos, visant à offrir des services cloud concurrents de ceux d’AWS ou Azure. Et la société Open Access Data Centres prévoit d’investir 240 M$ dans un futur méga-centre de 24 MW à Lagos. Cette effervescence s’explique par des besoins exponentiels en hébergement : Lagos, mégapole de 20 millions d’habitants, est au cœur de l’économie numérique régionale (fintech, e-commerce, médias), et les entreprises cherchent des solutions locales performantes plutôt que d’héberger leurs données en Europe ou aux USA.
En Afrique de l’Est, Nairobi confirme son statut de hub technologique. Le Kenya, déjà en avance sur le mobile banking et l’innovation numérique, capitalise sur son avantage : 18 data centers y sont recensés, ce qui le place en 2ᵉ position africaine. L’entreprise IX Africa a ouvert en 2024 ce qu’elle présente comme le plus grand data center d’Afrique de l’Est, « AI-ready », destiné à attirer les workloads d’intelligence artificielle dans la région. Par ailleurs, Oracle a annoncé lors du Gitex Africa 2024 l’implantation de deux régions cloud au Maroc – une première en Afrique du Nord – et surtout d’une région cloud à Nairobi, faisant du Kenya le premier pays d’Afrique de l’Est à accueillir les serveurs d’un fournisseur cloud américain. Les opérateurs télécoms renforcent également leurs capacités : Safaricom a livré en mars 2025 la phase 1 de son nouveau data center de Limuru, son quatrième site au Kenya, et Airtel Africa construit également un centre à Nairobi en parallèle de Lagos .
Au Maghreb, le Maroc affiche de grandes ambitions pour devenir un pivot numérique en Afrique du Nord et de l’Ouest. Le gouvernement a annoncé en juillet 2025 la construction à Dakhla d’un méga data center vert de 500 MW, entièrement alimenté en énergies renouvelables. C’est une taille colossale (à titre de comparaison, le plus grand data center d’Europe fait ~300 MW), portée par un consortium incluant le sud-coréen Naver et l’américain Nvidia, visant à créer un hub pour l’IA en Afrique. La ministre de la Transition numérique a déclaré que le réseau de data centers qui se déploie (un premier centre national a déjà été mis en service en janvier 2025 près de Rabat) permettra au Maroc d’affirmer sa souveraineté tout en se positionnant comme fournisseur de services cloud pour l’Afrique. Parallèlement, le pays investit 11 Mds de dirhams (~1,2 Md $) sur 2024-2026 dans sa stratégie de transformation digitale, incluant l’IA et la fibre optique. Des alliances public-privé se nouent : en juillet 2025, l’État s’est associé à la société française Onepoint pour accélérer la création d’un écosystème cloud marocain et former des talents locaux. Le Maroc compte sur ses atouts (stabilité politique, énergie solaire/éolienne abondante, position géographique) pour attirer hyperscalers et héberger des données africaines, tout en encadrant par la loi la protection des données personnelles et la cybersécurité.
Aujourd’hui moins de 1% des capacités mondiales de cloud sont en Afrique, obligeant souvent les données africaines à transiter par l’étranger. L’essor d’infrastructures régionales peut réduire cette dépendance, améliorer les latences et protéger les données sensibles sous juridiction nationale. Plusieurs pays (Nigéria, Kenya, Afrique du Sud) envisagent ou appliquent déjà des législations imposant que certaines données (gouvernementales, financières…) soient hébergées dans le pays. En même temps, la plupart de ces nouveaux centres sont financés ou opérés par de grands groupes internationaux – américains, européens, chinois. La bataille pour la domination numérique se joue donc aussi entre multinationales du cloud, qui voient en l’Afrique le dernier marché émergent à conquérir. Amazon (AWS) et Microsoft (Azure) ont implanté des régions cloud en Afrique australe dès 2019, et envisagent d’autres régions. Cette compétition peut bénéficier aux clients africains par la baisse des coûts et l’innovation, mais elle pose la question de la maîtrise : qui contrôlera réellement les données et les clés du numérique africain ?
En filigrane, le défi sera de former suffisamment d’experts africains pour concevoir, maintenir et sécuriser ces centres. Le rapport Heirs Technologies souligne la pénurie de compétences locales en cloud et IA, appelant à adapter l’offre académique en conséquence. Sans cela, même avec des centres ultra-modernes, le continent resterait dépendant de savoir-faire étrangers pour les faire tourner. Enfin, la répartition géographique des infrastructures demeure inégale : cinq pays concentrent près de la moitié des data centers du continent, tandis que d’autres n’en ont aucun. L’intégration régionale sera déterminante pour que toute l’Afrique profite de la révolution du cloud. Alors que la demande en stockage et en calcul explose avec la digitalisation, l’Afrique peut-elle rattraper son retard tout en gardant la maîtrise de son destin numérique ? Cette ruée vers les data centers aboutira-t-elle à une Afrique connectée et souveraine, ou risque-t-elle de simplement déplacer la dépendance technologique sous de nouvelles formes ?